Intervention de Georges Blanc
Mes amis, mes camarades, 10 février 2018
C’est bien regrettable que nous soyons si peu nombreux (le temps n’explique pas tout) à rendre hommage à Fanny Dewerpe, assassinée à 32 ans, le 8 février 1962 au métro Charonne par la Police
d’État, aux ordres de Maurice Papon, Préfet de police et anciennement haut fonctionnaire du gouvernement de Vichy à Bordeaux, organisateur conscient de la tuerie du 17 octobre 1961 où plus
d’une centaine d’Algériens trouvèrent la mort dans les rues de Paris ou dans la Seine. Il avait bien sûr carte blanche de ses supérieurs hiérarchiques et cela jusqu’au sommet de l’État.
Il est bien regrettable que nous soyons si peu à vouloir parler encore de tous ceux qui ont perdu la vie à vouloir le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, à tous ceux qui ont écrit leur nom dans
l’histoire du travail, l’histoire du monde ouvrier.
Pourtant, c’est par le rappel de leur engagement exemplaire qu’on amasse le terreau de la conscience de classe. Il est important pourtant que les jeunes sachent que rien n’est jamais donné à l’homme
si ce n’est un terrain sauvage où il lui faut arracher ronces et broussailles pour avoir du grain. Si nous venons nous recueillir sur la tombe de Fanny Dewerpe c’est que nous lui reconnaissons
certes un destin malheureux mais exemplaire. Il semble que nous lui devons quelque chose, qu’elle a quelque chose à nous apprendre. Fanny Dewerpe n’était pas une femme illustre, elle n’a rien fait
qui ne soit à notre portée. Peut-être l’a-t-elle fait mieux que d’autres, mais c’est l’horreur de son assassinat qui nous serre la gorge, l’horreur de son destin.
Fanny, et c’était comme une tradition dans sa famille, avait une haute idée de la femme et de l’homme. Dans sa famille, on aimait tant la vie qu’on pensait qu’il fallait se battre pour la rendre
encore plus belle, se battre contre tous ceux qui veulent la rendre triste, difficile, épuisante. L’engagement politique était chez les Dewerpe une tradition de famille. Son mari avait déjà perdu la
vie à la suite d’un matraquage mortel en 1961, lors de la manifestation organisée par le Parti Communiste contre la venue en France du Général Américain Ridgway.
On ne doit pas faire de Fanny Dewerpe une martyre. Elle n’a pas cherché la mort. Militante fervente et consciente, inscrite au Parti Communiste, Fanny a été assassinée dans le libre exercice de ses
droits de citoyenne. Venir se recueillir sur la tombe de Fanny c’est immanquablement évoquer la guerre d’Algérie, dire la volonté de cette terre colonisée par la France depuis 1830 à devenir un état indépendant, donc à engager le combat contre la présence française. S’en suivit une guerre de guérillas, une de ces guerres atroces, où toute la population est engagée, violentée. Elle est longue et sanglante. A Alger,
les parachutistes réinvitent la torture. On hurle de douleur dans la villa Susini comme rue des
saussaies au temps de la Gestapo. Pour les forces de gauche, la situation est complexe. L’Algérie fait partie intégrante de la France. Des français qui ne sont pas tous des exploiteurs y vivent depuis des décennies.
Ensuite ce sont nos jeunes recrues qui tombent dans les Aurès. Et le Président du Conseil, Guy Mollet, est socialiste.
Le Parti Communiste est embarrassé et sa position difficilement lisible :
- incompréhension totale des événements du 8 mai 1945, le jour de l’armistice où l’armée française tire sur la foule en liesse parce qu’un drapeau algérien avait été brandi.
- réticence du Parti Communiste à voir la République Française fraîchement libérée, la République une et indivisible, s’amputer de ses trois départements d’Outre-mer.
D’où le vote des pleins pouvoirs à Guy Mollet en 1956 pour rétablir l’ordre, c’est-à -dire la paix française en Algérie.
Mais peu à peu la position du Parti Communiste s’affine. Se lancent alors les seuls mots d’ordre fédérateurs : Paix en Algérie ! OAS Assassins ! (OAS : organisation terroriste qui tue pour l’Algérie française)
La paix ! On veut la négociation et la paix, la paix comme le veut le poète Louis Aragon Ce qu’on veut
« c’est la paix qui force le crime A s’agenouiller dans l’aveu et qui crie avec ses victimes cessez-le-feu »
Pour la première fois, une manifestation bien unitaire est prévue à 18h30 près de la place de la Nation. S’y joigne la CGT, le PCF, le PSU, l’UNEF, La CFTC. Deux heures plus tard, on relevait neuf manifestants assassinés par la Police et parmi eux 8 membres du Parti Communistes. Est-ce un hasard ? Rappelons-nous leurs noms :
- Fanny Dewerpe – 32 ans – employée
- Jean-Pierre Bernard – 30 ans – dessinateur
- Daniel Fery – 18 ans et 1 jour, un enfant presque - apprenti
- Anne-Claude Godeau – 24 ans – employée
- Edouard Marchand – 41 ans – menuisier
- Suzanne Martorell – employée à l’Humanité
- Hippolyte Pina – Maçon – 53 ans
- Raymond Wintgens – Typographe – 44 ans
- Maurice Pochard – 46 ans
Tous abattus comme des chiens pour avoir pacifiquement réclamé qu’on arrête de s’entretuer en Algérie et qu’on mette hors d’état de nuire les assassins de l’OAS qui tuaient encore au cri de
l’Algérie française. Paris, Paris fit à nos camardes des funérailles grandioses comme on n’a vu que rarement dans l’histoire. Des centaines de milliers de gens silencieux de colère les accompagnèrent au cimetière du Père Lachaise comme ils l’auraient fait pour rendre hommage à des personnalités illustres qui font honneur à leur patrie.
Paris vous a accompagnés, parce que maintenant Paris n’accepte plus qu’on tue dans la rue des gens pour délit d’opinion.
Alors tout a basculé en faveur de la paix, les accords d’Evian sont signés au mois de mars. Je voudrais terminer par une adresse particulière à la mémoire de Fanny Dewerpe. Ne pensez-vous
pas qu’elle serait heureuse si le pouvoir ouvrait les portes du Panthéon à une femme hors du commun, une simple femme qui a tant donné aux autres ? Je pense bien sûr à Martha Desrumaux.
Cette ouvrière du textile a appris aux femmes à se battre pour améliorer leurs conditions de travail. Infatigable, elle a organisé avec d’autres la grande grève des mineurs face à l’occupant nazi.
Déportée à Ravensbrück aux côtés de Geneviève de Gaulle et de Marie Claude Vaillant-Couturier, elle y a soutenu les plus faibles. Martha Desrumaux au Panthéon c’est une ère nouvelle qui serait commencée.
Qu’en pensez-vous Fanny Dewerpe ?
Et pour parodier encore une fois le poète, « je n’oublierai jamais les morts du mois
de mai » : Nous n’oublierons jamais les morts de février .