CHARONNE 8 février 1962 – 8 février 2024 : Hommage à Fanny Dewerpe

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Intervention de Dominique Dellac.

Il n’est pas anodin de revenir sur l’itinéraire de la famille Dewerpe, à l’heure où la France s’apprête à rendre hommage à Missak Manouchian et aux 23 de l’Affiche Rouge, tous Francs-Tireurs et Partisans de la MOI organisée par le PCF, à l’occasion de son entrée au Panthéon, avec sa femme Melina, le 21 février prochain.

Née en 1931 à Paris, Fanny est la fille de Chaïm Kapciuch et de Ruchla Sadowska, issue d’une famille juive polonaise très laïcisée et liée aux milieux de gauche, arrivés en France à la fin des années 20, cachée pendant la guerre avec ses parents dans une maison à Montfermeil, sans papiers ni carte d’alimentation. 

Une famille « décimée par les nazis » selon le Maitron, aussi bien en France qu’en Pologne…

Très grièvement blessée lors de la manifestation contre l’OAS (organisation de l’Armée Secrète) et pour l’indépendance de l’Algérie du 8 février 1962 à Charonne, Fanny Dewerpe meurt quelques heures plus tard, à son arrivée à l’hôpital Saint-Louis.

André Dewerpe, son mari, militant communiste, photographe à l’Humanité, est mort en 1954 des suites des violences policières lors des manifestations de 1952 contre le Général Ridgway, nommé à la tête des forces de l’Otan.

 André Dewerpe était lui-même le fils d’un militant ouvrier qui fut conseiller municipal en 1919 au Bourget. Son oncle, jeune communiste de Drancy, résistant exécuté dans des conditions atroces par les Allemands en 1944.

Leur fils âgé de 9 ans, Alain Dewerpe, élevé par ses deux grands-mères deviendra un historien brillant, directeur d’études à l’EHESS, héritier de l’histoire et de l’engagement de ses parents. Il publie, entre autres ouvrages consacrés au travail et à la classe ouvrière « Charonne, 8 février 1962 : anthropologie historique d’un massacre d’État » qu’il dédicace ainsi à la mémoire de sa mère : « Fanny Dewerpe (29 mai 1931 – 8 février 1962), in memoriam. ».

Il met à jour et démontre la parfaite connivence du pouvoir d’Etat dans le massacre de Charonne :  le Général de Gaulle, chef de l’Etat, Roger Frey, son ministre de l’intérieur et l’exécuteur, le préfet de police Maurice Papon, au préalable fonctionnaire zélé du régime de Vichy et collaborateur sinistre de la Shoah, ont fait le choix de réprimer dans la violence policière la manifestation, interdite au préalable, alors que l’ordre de dispersion avait été donné par ses organisateurs.

On le voit, l’histoire de la famille Dewerpe, de Fanny, d’André et de leur fils, est intimement liée à la grande histoire du XXème siècle. Ils et elle ont choisi leur camp : ils et elle ont défendu la paix, la justice, la liberté, avec l’espoir chevillé au corps d’un monde meilleur, comme le groupe Manouchian avant eux, dans le contexte de la 2nde guerre mondiale.

Ils se sont opposés au prix de leur vie à la guerre froide, aux actions commises par les terroristes de l’OAS pendant la guerre d’Algérie, au refus de la colonisation, à l’exigence du droit des peuples à l’auto-détermination et à la paix.

Soyons fiers d’être les héritiers et les héritières de ces résistants et des valeurs de d’égalité, de liberté et de fraternité, de justice et de paix qui les ont nourris avant de nous nourrir.

Car ces valeurs parlent d’un autre combat : le combat contre le système capitalisme, qui s’alimente, aujourd’hui comme hier, des guerres ; de l’exploitation des hommes, des femmes et de la planète. C’est contre cela qu’il faut résister avec fermeté et détermination. Ces valeurs-là, nous devons les faire vivre et les porter haut et fort.

J’en reviens à la manifestation de Charonne, il y a 62 ans aujourd’hui.

En pleine guerre d’Algérie, et alors qu’une manifestation d’Algérien.ne.s contre le couvre-feu qui leur était imposé, s’est déroulée  le 17 octobre et s’est soldée par des centaines de disparus.e.s et de blessés, matraqués, noyés dans la Seine, un appel à manifester est signé des organisations syndicales CGT, CFTC, UNEF, SGEN, FEN et SNI.

Le PCF, le PSU et le Mouvement de la paix sont associés à cet appel, que je vais vous lire, pour mémoire :

« TOUS EN MASSE, ce soir à 18 h 30, place de la Bastille

Les assassins de l’OAS ont redoublé d’activité. Plusieurs fois dans la journée de mercredi, l’OAS a attenté à la vie de personnalités politiques, syndicales, universitaires, de la presse et des lettres. Des blessés sont à déplorer ; l’écrivain Pozner est dans un état grave. Une fillette de 4 ans est très grièvement atteinte. Il faut en finir avec ces agissements des tueurs Fascistes. Il faut imposer leur mise hors d’état de nuire. Les complicités et l’impunité dont ils bénéficient de la part du pouvoir, malgré les discours et déclarations officielles, encouragent les actes criminels de l’OAS.

Une fois de plus, la preuve est faite que les antifascistes ne peuvent compter que sur leurs forces, sur leur union, sur leur action. Les organisations soussignées appellent les travailleurs et tous les antifascistes de la région parisienne à proclamer leur indignation, leur volonté de faire échec au fascisme et d’imposer la paix en Algérie. »

On connaît la suite :

vers 20 heures, alors que la manifestation est en cours de dispersion, la police charge avec une violence extrême. Les manifestants cherchent à se réfugier dans la station de métro Charonne. La police jette des grilles métalliques destinées à protéger les arbres, matraque des blessés à terre, poursuit les manifestants sur les quais.

« Le ciblage de l’intervention brutale des forces de l’ordre à un endroit où il n’y avait que des communistes était délibéré. Il fallait montrer que c’était une manifestation du parti communiste (… ). Pour le gouvernement, il était important de faire croire que seuls les communistes, inféodés à Moscou, réclamaient la fin immédiate de la guerre » a écrit l’historien André Burguière, ami et collègue d’Alain Dewerpe à l’EHESS.

Le lendemain, le Premier ministre, Michel Debré, témoigne publiquement de «[sa] confiance et [son] admiration  » pour les forces de l’ordre.

Les neufs morts consécutifs à la manifestation Charonne sont

 Daniel Féry, apprenti de 16 ans, de Drancy,

 Jean-Pierre Bernard (dessinateur aux PTT, 30 ans)

 Fanny Dewerpe (secrétaire, 31 ans) qui habitait Paris

Anne-Claude Godeau (employée des PTT, 24 ans), 

Édouard Lemarchand (employé de presse, 40 ans)

Suzanne Martorell (employée de presse, 35 ans), habitante d’Aubervilliers

Hyppolythe Pina, , (maçon, 58 ans), de Gagny

Maurice Pochard (employé de bureau, 48 ans)

Raymond Wintgens (typographe, 44 ans).

5 jours plus tard, les obsèques du 13 février réunissent un million de personnes dans les rues de Paris. Ce fut l’un des plus considérables rassemblements dans la France du XXe siècle.

Le 18 mars, les accords d’Evian étaient signés avec le GPRA, (Gouvernement Provisoire de la République Algérienne), ordonnant un cessez-le-feu effectif dès le lendemain 19 mars à 12 h, et mettant fin à 132 années de colonisation et à plus de 7 ans d’une guerre dévastatrice.

Alors que toutes les plaintes des familles des victimes ont été refusées et déboutées en appel par une Justice aux ordres, avec le Comité Justice et Vérité pour Charonne, nous exigeons que le crime d’Etat soit reconnu pour les 9 victimes de cette manifestation qui défendait la paix en Algérie.

A l’heure de la banalisation des idées d’extrême droite, nous ne nous résignons pas.